Ce samedi a été choisi pour une journée de pêche traditionnelle sur la rivière Ndukwi, à quelques cinq kilomètres d'ici. Il faut descendre la montagne qui conduit à Chole Chini, au sud d'ici, où se trouve la belle famille de Luka, le propriétaire de Chole Juu. La pente est si glissante en saison des pluies que cela prend une heure, que ce soit à la descente ou le soir à la montée. Mais aujourd'hui il fait sec même si le temps est couvert, cela ne prend que vingt minutes.
J'y vais sur le coup de 9h30 comme me l'a recommandé Mikaeli, un beau-fils de Luka qui habite ici à Chole Juu. Je l'y retrouve, ainsi que d'autres membres de la famille. C'est en effet une pêche organisée par le clan, d'autres membres de la famille venant d'autres hameaux ou d'un autre village assez éloigné.
Sur le Net, je lis plusieurs documents concernant cette pêche, en différentes langues. L'un des documents indique que ce genre de pêche est interdit, bien qu'il n'ait rien à voir avec la pêche à la dynamite que j'ai pu observer aux Philippines. Les poissons ne sont en effet pas empoisonnés, mais étourdis. Un autre document précise que cette pêche traditionnelle n'a que peu de dommage sur l'environnement, respecte l'équilibre. A condition qu'il n'y ait pas une surpêche due à l'excès de pêcheurs, et cette rivière a l'air d'être de plus en plus visitée ...
La plupart des personnes présentes ont passé la nuit là-bas. Hommes comme femmes sont en train de piler des tubercules bruns, dont je ne connais que le nom local, dua, au pluriel madua. Les feuilles d'un arbuste, Tephrosia vogelii, ont déjà été pilées, elles forment un énorme tas sur le sol.
- Nous avons commencé à 4 h du matin, m'informe-t-on.
Les tubercules sont coupés en morceaux puis pilés, ou pilés directement. Les feuilles de Tephrosia ont été pilées tôt le matin.
Des trous sont creusés dans le sol dans lesquels on pose le tubercule. Des pilons sont façonnés dans un bois tendre, ils ne serviront que pour cette besogne. Les tubercules sont donc pilés en se mélangeant à la terre, ce qui leur donne cette couleur rouge. Hommes et femmes se relaient, quelquefois se découragent et l'un des hommes insuffle un peu de courage pour terminer le travail au plus tôt. Il est déjà midi, on nous apporte un peu de plantain bouilli avec comme "sauce" du jus de citron. Vers une heure de la pâte de maïs avec des feuilles de patate douce, nous la mangeons par groupe de trois ou quatre, le récipient à même le sol.
Les plaisanteries fusent, l'ambiance est bonne, c'est une journée de fête, en quelque sorte.
En arrière-plan, un grenier à maïs.
Puis c'est le départ,
peu après midi, les sacs de feuilles de Tephrosia et les sacs de terre
mélangée aux tubercules sont portés sur la tête. Nous descendons vers la
vallée, marchons parmi des champs où poussent à cette saison de
l'ambrevade, petits arbustes qui produisent des gousses de cette sorte de
haricot. Puis nous bifurquons vers l'est et entrons dans la forêt, une
forêt sans sous-bois ou presque. A l'occasion nous franchissons un petit
cours d'eau, révélant de beaux blocs de granite.
Enfin nous atteignons la rivière, que nous remontons vers le sud, arrivons à un escarpement de rochers d'où il est possible de déverser le poison. La rivière est obstruée par de gros blocs de rochers, laissant deux ouvertures au courant assez fort. Les hommes descendent dans l'eau et se répartissent au chevet des deux goulets, les sacs sont vidés dans l'eau. L'eau se trouble de rouge pour les sacs de terre, de vert pour les feuilles de Tephrosia. La quantité est telle qu'en aval toute la rivière est rapidement de couleur rouge brun, dû au mélange des deux composants.
Les produits sont déversés en amont des goulets
Les couleurs se mélangent rapidement
- Va en aval avec les autres, je te rejoins, me dit Mikaeli.
- Et toi ?
- Mon enfant n'a pas encore de dents, je dois donc attendre que l'on me
frappe avec des poissons.
Deux jeunes reviennent en effet de l'aval, à quelques dizaines de mètres avec des poissons à la main et les lancent sur Mikaeli et sa femme. Cela s'accompagne d'éclats de rire, de plaisanteries, de moqueries. Par la suite j'apprendrai que puisque son fils ne peut rien saisir avec sa bouche Mikaeli ne pourra attraper aucun poisson. Ce lancer de poissons set donc à conjurer le sort. Chacun se saisit ensuite d'un des sacs qui ont servi au transport. Ils sont en fibres de plastique tissé, ils servent au transport de grains, maïs ou haricot. Tous ont été équipés d'une lanière de façon à les porter en bandoulière. Les hommes sont en bermuda, les femmes en robe ceinte d'un pagne.
Le ciel est nuageux, le soleil a dû mal à percer ce qui fait que l'on ne voit pas très profondément dans l'eau, qui est déjà troublée par les produits déversés. Les poissons flottent, inertes, sur le côté, jamais le ventre en l'air. Les poisons ne tuent pas les poissons, ils les paralysent. Et dès que l'on se saisit de l'un d'eux il se secoue, échappent souvent à notre prise. Ce sont essentiellement des Tilapia, relativement petits, et des perches du Nil, de petite taille. Il y a trois ans j'avais participé à une telle pêche et la moitié de la récolte était constituée de poissons-chats, des silures de petite taille. Mais cette année ils ne sont pas visibles. Surpêche ? C'est ce que m'avait confié quelqu'un, il y a quelques mois. Plusieurs groupes vont maintenant pêcher dans cette rivière alors qu'elle était relativement préservée auparavant. Une autre explication est que les silures vivent au fond de la rivière, dans les parties boueuses, et ils ne sont donc pas visibles à cause du manque de lumière.
Mon voisin repère un gros poisson, une perche du Nil d'une trentaine de centimètres. Il lève sa machette, l'abat d'un coup sec et recueille le poisson dans son sac.
Mikaeli se prépare à frapper
un poisson avec sa machette
Certaines femmes se servent
d'un pagne
comme une épuisette
ou un carrelet
Plus loin les femmes utilisent leurs pagnes comme une épuisette, ce qui leur permet de recueillir le menu fretin. Plusieurs de ces minuscules poissons passent près de moi, mais discrètement je les laisse s'enfuir, ou flotter dans le courant, afin de ne pas épuiser les réserves d'alevin.
Nous allons ainsi sur plus d'un kilomètre dans l'eau, pieds nus, sur ce sol inégal jonché de galets, sableux ou boueux et couvert d'algues dans les parties plus calmes.
C'est le retour, vers 4 h de l'après-midi. En comparant avec ma dernière pêche la récolte est la moitié de ce que l'on avait capturé. Il y a très peu de silures, j'ai moi-même un sac contenant à peine cinq ou six poissons, car je prenais des photos. L'autre raison est que je mange seul la plupart du temps, que je préfère laisser le produit de la pêche à ceux qui ont une famille, aux mères qui ont des enfants. Et une autre raison vient du fait que j'ai grandi au bord de la mer, avec d'énormes poissons sans toutes ces arêtes que recèlent les poissons d'eau douce.
Une autre raison m'a été avancée par la suite : ce même samedi a été choisi pour placer une croix sur la tombe de la grand-mère de l'un des participants, dans un autre village. La pêche n'aurait donc jamais avoir eu lieu ce jour-là.
Nous rentrons, rejoignons le hameau de Chole Chini, puis remontons la montagne qui conduit chez nous.
La pêche a été bonne, tout de même, et le plaisir se lit dans nos yeux, celui de la fatigue, du partage.